Je lui avais donné rendez-vous dans un bar réputé pour son ambiance feutrée, sa musique élitiste et la qualité de ses alcools. Nous étions collés à un mur tapissé de mousse rougeâtre et moelleuse, tout au fond, mais si l'on tendait le cou, il nous était possible d'apercevoir quelques morceaux de la scène. À la table voisine, un type grassouillet tétait le cigare en caressant les boucles sucrées de la femme d'ébène collée à son ventre rebondi. Il ouvrait régulièrement la bouche, tenant son cigare entre ses doigts, laissant échapper un rire graisseux et mordant, sorte de fauve puant la thune et le stupre, prêt à bondir, tous crocs dehors.

La mélodie postillonnée par le piano à queue s'imbibait de l'épaisse nappe de fumée grise  -volatile et voyait ses volutes s'écraser contre les cols de veste, imprégnant coiffures et moustaches au passage. 
Je la fixais intensément, mordant ma langue d'anxiété, le goût cuivré du sang me piquait le palais. 
Et dans ses yeux , noisettes fondantes, j'entrevoyais de frêles nuances aux contours léchés, trépignant d'une colossale envie de se tirer, de briser les cloisons et courir, d'user son haleine à l'infini, pour l'inconnu. 

"C'est d'accord, lâche-t-elle.  J'en suis

Explosion acide au fond de mon crâne, je mobilise toutes mes forces pour pas trembler. Je me ressers en tequila, mais, mon geste est trop fébrile, des gouttes s'écrasent sur mon poignet. À l'affut, elle penche son museau en avant et tire sa langue hors de sa grotte humide, me lape comme un petit chien. J'ressens des picotements jusque dans mes orteils, va falloir agir. 

Je me dresse brusquement sur les talons, renversant la table au passage. M'en fous. En quelques bonds agiles, j'atteins la scène et dézingue le piano à coup de batte en émail blanc. J'éclate la tronche boutonneuse du pianiste en hurlant, faisant gicler dents et bouts de chair dans tous les sens, y'a un morceau de nez qui vient se coller sur le devant de la robe d'une très belle dame, au premier rang, pile à la naissance de son décolleté. Pétrifiée, la dame lâche un filet d'urine sur ses jambes douces, j'en ricane encore de la voir comme ça, yeux vomis hors des orbites, la robe cradingue de sang, les pompes gorgées de pisse, probablement déjà morte de l'intérieur depuis longtemps. 

À quelques tables de là, elle se déchaîne à l'aide de deux fourchettes, plantant à tours de bras la chair molle des convives hébétés, les os craquent de trouille et se disloquent, comme moi, elle est fendue d'un large sourire. 

Cette fureur qui nous anime n'a rien de singulier. Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d'oeil à la pochette de l'album - géniale et percutante, d'ailleurs. La révolte, qu'elle soit de chair ou de métal est implantée au plus profond des choses depuis la Nuit des Temps. 

C'est notre rôle de lui ouvrir nos chairs afin qu'elle en jaillisse sans honte, dans la splendeur de sa nudité, et qu'elle repeigne le décor, suintant de gros glaviots rouge sang, puis qu'elle chie des litres de flotte amère dans lesquels des nourrissons seront noyés, là, au premier plan, la Mort qui culbute un porcelet gavé d'écume, et haut dessus, un fil aiguisé et tranchant qui taille une large grimace glacée au foutre dans toute la largeur de l'horizon, avec ces petites figurines à forme humaine qui suent et dansent et se perdent à moitié fou, l'esprit flingué par le Néant, le corps meurtri d'avoir trop rêvé.