J’ai bien envie de me perdre, tout en haut d’ce donjon. Rapper ma langue contre les murs puis avaler la coupe de vin sacré, rouge et fumant comme le sang du Christ Roy, celui qui se trimballe toujours pieds nus. L’amour, sans cesse découvert et redécouvert me laisse pour mort au beau milieu d’une clairière apeurée : les arbres recroquevillent leurs feuilles et replient leurs racines sous le battement d’ailes des faucons du Prince. Précis rapaces aux griffes de métal qui n’ont de cesse de me tourmenter, quand enfin laisserez-vous dormir la belle aux yeux dorés ?
J’enfile mon armure couverte de rouille, la même qui, mille ans plus tôt, couvrit le torse de mon fantôme. Mon coeur chavire de gauche à droite, fraichement cicatrisé. Mais ne pose pas ton groin dessus, il risque de saigner.
Je fais le tour de mon armée. Sur les visages tirés, je ne lis pas la peur. Ces hommes forts, hirsutes et grimaçants ont hâte d’en découdre avec l’ennemi. Ils crient plus fort que les autres. Invocation à la paix éternelle, nos prêtres nous bénissent une dernière fois, puis laissent la place aux imposants sorciers. Des sortilèges de protection nous parcourent le corps, la tête, chatouillant nos jambes et renforçant nos OS.
La princesse est en haut de cette tour, je ferai tout pour la sauver.
Mon bras droit lance l’assaut, soufflant de toutes ses forces dans un ocarina de nacre, je serre les doigts au pommeau de mon épée, et me lance contre l’ennemi.
La bataille est terrible, comme toutes les batailles. Ni plus sanglante, ni moins amère, les corps tranchés tombent au sol tel des éclats de noix sous la pression d’une main dure de géant. Une flèche se plante dans mon bras gauche, je lâche un cri aigu. L’un de mes hommes bondit et me l’arrache, je le remercie d’un rapide mouvement de la tête. Je lève le nez. Le ciel est noir de corbeaux croassants, pressés qu’on en finisse afin de se régaler.
Ma lame perfore et cisaille les chairs, taillade les os, broie net de multiples destinées.
J’approche de la porte du donjon. Je regarde en arrière, un millier d’ombres tend ses bras vers moi, je flippe un peu.
Le Prince me barre la route. J’entends la voix de mes ancêtres chanter des Limbes, afin de me donner du courage.
Du sang me goutte dans les yeux, je passe ma main et dégage ma vue. Je serre les dents, contracte mes muscles un par un et pousse un cri de damné, fondant sur mon ultime ennemi.

—–
L’escalier en colimaçon n’en finit plus. Je n’ai plus la force de m’assoir alors je continue mon ascension, m’aidant péniblement de la main droite, que je pose contre les parois.
Enfin, le sommet.
J’entre dans la chambre de la belle.
Elle m’attend, debout au centre de la pièce.
Dehors, les corbeaux déchirent les cadavres, picorant les yeux des chiens qui tentent de leur voler leur dû.
Tout autour de nous, de grosses bougies moelleuses dégoulinent de cire et de lumière. Je devine une large bibliothèque et un piano, et entre les deux, son lit.
Mon bras gauche me lance terriblement. Elle pose ses yeux dessus et son visage pâlit.
Une mare brillante se forme sur le plancher, je crois que la flèche était empoisonnée.

Mon coeur semble peser une tonne, comme s’il était empêtré dans du miel, j’ai beaucoup de mal à respirer. Mais je m’en moque un peu, puisque devant moi se tient la plus belle femme
de l’univers, et que d’un simple frôlement de main, elle a le pouvoir de me guérir.
J’avance d’un pas.

D’un mouvement souple de chat, la princesse bondit en arrière, se rapprochant de la fenêtre. Ses yeux fixent intensément les miens, je me sens chavirer.
Silencieusement, elle passe l’embrasure, visage en arrière, paupières ouvertes en direction du ciel.

Je n’ai pas le temps de réagir, je suis paralysé, perdu, pourquoi a-t-elle plongé ?

Et si la montagne de corps dénués de vie, aux pieds de son donjon, était la raison de son acte ?
Il est des êtres que la Mort n’amuse pas plus que la Douleur.
Je n’ai plus qu’à me laisser mourir la tête lourde, contre son oreiller.
Son parfum délicat chatouille le peu de vie qui me reste et solidifie mon sang …
peu à peu dans l’eau-delà je glisse
amoureux transi d’une morte aux yeux de feu

La pierre de ce donjon se rappellera longtemps des issues de ce cruel combat.
Et harcelé encore, par les battements de coeur en deuil,
de rage, de crainte et d’anxiété,
il se tiendra, une infinité d’heures,
droit comme une lance
au beau milieu des prés.