Je n’ai plus qu’une fiole de ce poison. Des vers immondes transpercent ma chair de toute part.

Leur progression peut être ralentie par n’importe quelle forme d’activité physique. J’ai couru sans relâche des semaines durant. Il n’y a que moi qui coure encore. Autour de moi des corps grouillant de vers animent le sol de convulsions violentes, projetant alentour de larges salves de petites larves luisantes s’entortillant frénétiquement. Je ne prends même plus le soin de les éviter. Je foule ce même paysage de mon pas affolé depuis trop longtemps.

Je crois que c’est la fin. Je les entends qui grouillent et prennent le contrôle de mon être. Avant de prendre possession de vos chairs, les vers vous poussent à tuer, violer et salir tout ce qui vous est de plus cher.

Un jour, j’ai su raisonner un homme qui atteignait ce stade. On m’a appelé prophète. On a vu en moi le rédempteur de l’humanité quand j’ai su le premier surmonter les vers qui m’avaient contaminés.

Aujourd’hui, une fois encore, mon cœur guerrier à l’origine de ces miracles entonne un impétueux battement pour expulser d’une rage dernière le mal qui ronge mes sangs. Cette fois pourtant, je suis seul. Le mécanisme fatal est déjà en place. Rien plus ne mettra de distance entre ces animaux et moi. Je suis condamné à les suivre et à me comporter comme eux.

J’étais le flambeau de l’espoir jusqu’à ce que ces bêtes s’en prennent à ma famille. La salissure du sacré renforce indubitablement les vers. Ma femme et ma fille étaient tout pour moi. Leur contamination a marqué une avancée définitive dans mon processus de transformation. Le grouillement intérieur des vers a soudain pris une sonorité plus présente, plus dense et visqueuse. Il me venait des nausées, je les sentais me sortir par la gorge en flots paniqués. Des nuits durant j’en ai vomi en rêve des quantités innombrables. Mes chairs, mon sexe, mes yeux suintaient d’asticots pâles et nerveux noyés dans un liquide jaunâtre et fiévreux.

Chaque jour ma course se faisait plus lente et mon pas plus hasardeux. Mon cœur ne portait plus ma cadence. J’étais déjà zombie comme eux.

Il me reste une dernière fiole de ce poison. Les autres ont déjà tué. Une pour chacun de mes proches. Aucun d’eux n’a pu être définitivement souillé. L’amour que je leur porte n’a pu être ruiné par le reflet livide d’yeux de déments définitivement perdus. Mon nom immaculé est la dernière chapèle de pureté dans ce monde de zombies au dos courbé. L’œil de mon cœur parcourt son territoire sans désespoir. Les vers ne pourront l’entamer.

Mes chairs grouillent. Il ne reste plus grand-chose de mon corps. Les vers furieux sentent la dernière heure arriver. Mon esprit est déjà perdu. Mais mon cœur sait sa victoire promise. De quelques battements sûrs et profonds, il m’offre un répit soudain. Tout s’éclaire. Le calme revient. Un instant de paix sereine s’offre à moi dans toute sa largeur.

Je contemple l’immensité de ce point de replis. Je sais que ma Carmen, Emi et les autres sont là, dans ce havre de paix que m’offrent ces derniers battements. Les vers n’ont pas pu définitivement les salir, car je les ai tués.

Il s’agit maintenant de m’achever à temps à mon tour. D’un geste furieux, nourri de toute l’éternité de ce calme immense et immortel, j’arrache le goulot et tire le contenu de la fiole d’un trait.